Quelques extraits...
Un dimanche soir sur la terre
Mail du 25 novembre 2008
D’aussi loin que je m’en rappelle, je n'ai jamais trop aimé les chiens, je crois que leur caractère docile et obéissant m'insupporte. A moins que ce ne soit leur dépendance. Aujourd'hui en tout cas, y'en a un qui a pas intérêt à descendre sa truffe du toit. Assouvir ses fringales nocturnes en bouffant mon tout nouveau bikini super cher, moi, ça me donne des envies de coups de cravache sur la croupe ! Grrr... Heureusement que c'est dimanche et que la joie d'avoir échappé à la messe compense...
Bon. Douche froide. Retour sur les lieux du crime. Méditation face au citronnier. Cette fin tragique de mon beau maillot orange me fait penser à plusieurs choses : l'importance qu'on choisit de donner ou pas au matériel, la courte durée des objets fragiles, et l'envie de cravacher ce qui nous énerve, le chien pour moi, les élèves pour les instituteurs locaux. Vaste programme pour un jour du Seigneur...
Le matériel, ces choses dont on s'entoure. Dont on s'encombre. Qui nous rassurent sans doute. Je suis arrivée ici avec 15 kg de choses. Quelques vêtements, pas mal de bouquins, mon ordi, une pharmacie d'huiles essentielles, un K-way et d'autres brols plus ou moins justifiés. Résultat : moi qui pensais venir vivre dans la simplicité, je me retrouve la plus matérialiste de la maison ! Chacun possède un sac de voyage qui lui sert d'armoire, point. Alors je me plante face à mes possessions et je réfléchis. Non, franchement, y'a pas grand-chose de tout ça qui me semble être du luxe. Bon c'est vrai, j'ai un gel douche à la lavande et un shampooing à la camomille quand eux se contentent d'une brique de savon. J'ai un petit plumier quand eux ont un seul bic, et encore, s'il marche. L'anti-moustique et la crème solaire, c'est non négociable. Une paire de boucles d'oreilles achetée au Maroc et un pendentif du soleil maya, toujours le même depuis le Guatemala, wouu quelle coquetterie ! Ma montre, c'est un outil de travail. C'est vrai qu'ici les femmes se passent de soutien-gorge, mais personnellement, c'est une question de santé mentale, je vis plutôt mal le fait de me sentir comme une vache laitière avec les mamelles qui pendouillent. Puis j'aspire encore à un peu de sexy attitude après mon retour. Non négociable donc ! Restent l'ordi et l'appareil photo, qui m'évitent les crises de schizophrénie qui surgiraient certainement si je voulais à tout prix nier et refouler mon irréductible européanité. Ces deux objets discutables, c'est mon sas de décompression, de sécurité, pour une nécessaire mise à distance ponctuelle de ce monde radicalement différent. Sortir par moments pour être capable d'être à fond dedans le reste du temps. Sortir aussi pour y voir plus clair. Pour me comprendre, pour les comprendre.
Alors oui, je suis attachée à certains objets. Mais si on considère que le matérialisme, c'est cette philosophie de vie tendue vers la possession de biens de consommation, alors les gens ici sont beaucoup plus matérialistes que moi. Il est de bon ton d'avoir un gros 4x4, des vêtements qui en jettent, de lourds bijoux en or, un gsm dernier cri. Les gens observent et critiquent, ont peur d'être observés et critiqués. Et même si on n'a pas les moyens, c'est de cette frime-là qu'on rêve. Pas toujours, pas exclusivement. Mais la richesse matérielle qui se déploie aux yeux des autres est un but ultime en soi. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'oeil aux pubs ultra-récurrentes pour le Lotto sénégalais, plus éloquentes que n'importe quelle théorie. Logique ou paradoxe ? Y'a pas de raison pour que les pays "développés" aient le monopole du culte de l"'argent-m'as-tu-vu". On n'est pas comme ça nous, on partage tout, surtout nos vices, hein ?
Puis en même temps, je me sens toujours pas mal stupide quand j'essaie de soutenir : "L'argent, c'est pas un but en soi dans la vie, tant qu'on a de quoi satisfaire ses besoins de base"... Moi qui paie des billets d'avion, une connexion internet, un scooter et un dentiste blanc à Dakar... Hum. Crédibilité : zéro.
J'en viens donc au principal problème, à mon avis, des matérialistes qui ont les moyens de leur philosophie dans ce pays : la durée de vie des objets coûteux ! Il semble que leur nombre de jours de vie soit inversement proportionnel au nombre d'enfants et de chiens dans la maison, multiplié par le coefficient de force du vent qui ensable tout. Les écouteurs de mon Ipod ont fait deux semaines avant que Bébé ne les décompose. Ma lampe de poche à dynamo vient de se briser entre ses doigts délicats jeudi dernier. Ma carte SIM belge avait vaillamment résisté deux jours. Mon appareil photo a à peine tenu plus longtemps avant de succomber aux charmes du sable qui insistait pour rentrer, maintenant seul le zoom parvient à le convaincre de fonctionner. Le connecteur du câble internet s'est mystérieusement cassé par une nuit de pleine lune. Le lecteur DVD de Waly a-t-il jamais vraiment marché ? La douzaine de verres achetée par Hélène a disparu petit à petit à grand coups de fous rires en tout juste un mois.
Y a-t-il un remède à cette mortalité précoce ? Peut-être qu'un rangement immédiat et systématique de ces objets pourrait aider, mais l'ordre méticuleux, comment dire, ça n'a jamais été mon fort... Puis, où ranger ? Alors on laisse passer ces aléas sans s'émouvoir outre mesure: c'est la vie. On continuera sans, puis peut-être un jour, on rachètera... Et là, les objets retrouvent par la force des choses leur juste place. Comme quoi, rien n'est jamais tout blanc ou tout noir...
La troisième idée que l'incident du bikini m'évoque, j'y reviendrai plus tard, elle est trop vaste pour cette heure tardive... Est-il légitime de corriger ce qu'on considère comme un mauvais comportement par la violence ? Je suis justement en train de lire "Libres enfants de Summerhill", un essai assez épatant sur une école anglaise auto-gérée par ses élèves, puis ça m'offre pas mal de cogitation sur le sujet de l'éducation. Les enfants ne sont pas des chiens qu'on dresse à bien se tenir à grands coups de ceinture (si si, de ceinture!) et qu'on conditionne à réaliser nos aspirations. Et là, je remercie le Grand Tout de ne pas m'avoir mise dans une école primaire ici, parce que j'aurais eu quelques problèmes de respect des méthodes traditionnelles... Aaah, la pédagogie-cravache des "effectifs pléthoriques", comme ils disent... On en reparle. En attendant, c'est promis, je ne toucherai pas un poil de ce stupide chien.
(Libres enfants de Summerhill, d'Alexander S. Neill, je vous le recommande pour les longues soirées d'hiver, ça nourrit passionnément les débats sur la liberté, les règles de vie, le culte de l'excellence académique et le bonheur au travail...)
Sagesse africaine
« Le point de vue matériel a détourné l’attention des hommes jusqu’au point de leur faire voir dans le sous-développement une situation qui se définirait par des privations. Dans cette optique, tout se passait comme si le sous-développement n’était que le sous-développement de l’avoir et jamais de l’être. Ce qui est une grave illusion d’optique. Le sous-développement de l’avoir n’est pas l’essentiel ; le véritable sous-développement est celui de l’être en tant que tel. »
Nsame Mbongo, philosophe et sociologue camerounais.
« Il n’y a pas de vertu à respecter quelqu’un qui n’est pas respectable, pas plus qu’à vivre légalement avec une personne qu’on a cessé d’aimer, ni même à aimer un dieu qu’on craint.
C’est une course entre les adeptes de la torpeur et les adeptes de la vie. Et personne ne peut rester neutre, ce serait la mort. Il faut être d’un côté ou de l’autre. Le côté de la mort nous donne l’enfant difficile, le côté de la vie nous donne l’enfant sain.
La politique du pays en matière d’éducation est un refus de la liberté. Nous persuadons par la crainte. Mais il y a une grande différence entre obliger un enfant à s’arrêter de jeter des pierres et à l’obliger à étudier le latin. Jeter des pierres affecte les autres, mais étudier le latin ne concerne que l’individu. La société a le droit de restreindre la conduite anti-sociale d’une enfant parce qu’elle interfère avec la liberté d’autrui, mais la société n’a pas le droit d’obliger un enfant à faire du latin, car apprendre le latin est une affaire personnell. Forcer un enfant à apprendre va de pair avec forcer un homme à adopter une religion par décret gouvernemental. C’est tout aussi idiot. »
Alexander S. Neill, extrait de Libres enfants de Summerhill, publié en 1970 en Angleterre, 40 ans après l’ouverture de l’école du même nom, auto-gérée par les éducateurs, les enfants et le directeur.