Deux extraits...

Dans ce livre, je ne suis pas la seule à raconter... Parce que les objets, les animaux sauvages, les arbres, la lune, tous vivaient avec moi comme des personnages à part entière de mon histoire, j'ai décidé de leur donner aussi la parole. 

 

Voici donc deux extraits, comme un avant-goût...

 

La birfurcation

Qu’est-ce qui peut bien motiver un être humain à quitter un confort acquis de naissance, un avenir professionnel gagné à coup de diplômes et un cocon de gens qui pensent comme lui, pour tout recommencer dans un lieu inconnu ?

 

Cette question m’a longtemps poussé à dévorer des biographies et à poser des tas de questions aux personnages hors du commun rencontrés lors de mes voyages, qu’ils vivent seul au fin fond du désert australien, dans un monastère en Thaïlande, dans les bidonvilles de Bombay ou en pleine cacophonie dakaroise. Aucune réponse univoque ne se dégage. Certains parleront de hasard, ou de nécessité, d’autres de destin. Pour les uns, le changement passe par une crise profonde, une maladie, pour d’autres par un indécrottable rêve de gosse. Ou les deux.

 

Par contre, ce qui émerge unanimement, dans ces trajectoires étonnantes, c’est un irrépressible élan de vie, comme une force mystérieuse qui extirpe le nez du quotidien et le fourre dans les étoiles. « Regarde, maintenant, regarde ! Il y a autre chose à voir. Il y a autre chose à vivre. » Alors, ils voient. Ils voient cette autre chose qui sommeille en eux, comme une constellation qui se dessine sur le plafond de leur âme. Et ils se mettent à peindre, à marcher, à aider, à construire, à naviguer, à méditer, à chercher.

 

Quel que soit le résultat atteint, ce moment de bifurcation me fascine. Cet élan vital-là, je le trouve particulièrement inspirant. La suite, on la découvre, chemin faisant.

 

Cela fait plus de trois ans que je suis arrivée sur le terrain de Salérans pour y chercher une existence simple et joyeuse dans la nature, qui me ressemblerait davantage. Mon élan était un élan de fuite. Je savais ce que je voulais laisser derrière moi : l’artificialité de la ville, la surconsommation et le matérialisme sans complexe, le rythme effréné perçu comme une fatalité, l’injonction au crédit hypothécaire, l’obsession pour la sécurité à tous les niveaux, la complication systématique. Le manque d’audace, de créativité et de joie de vivre. Alors certains diront que j’ai fui lâchement. D’autres, que je me suis déplacée courageusement vers moi-même. Les deux auront raison. Peu m’importe. C’était une nécessité. Je suis partie.

 

Je savais ce que je voulais laisser derrière moi, mais je n’avais pas idée de ce que j’allais trouver devant.Avec le recul, je n’avais vraiment aucune idée de cet inconnu dans lequel je plongeais. Le Sud de la France, ça ne pouvait pas être bien différent de la Belgique. Les mêmes ancêtres gaulois, la même langue de Molière. Juste moins de pluie, pour pouvoir vivre hors des murs. De lointaines rumeurs d’écovillages m’étaient parvenues, oui, pourquoi pas. Et la montagne bien sûr, que je croyais connaître un peu, qui m’exaltait depuis l’enfance. Voilà ce à quoi je m’attendais. Heureusement que l’inconnu s’approche toujours de nous à visage masqué : si on le voyait directement faire ses grimaces, notre élan pourrait bien être coupé...

 

Aujourd’hui, au sortir de cette expérience radicale de simplicité volontaire, l’écriture me taraude, me grignote les nerfs, me creuse pour que je puisse ensuite me remplir. Je le sais, elle ne me laissera pas en paix tant que je n’aurai pas fait résonner ma petite voix dans la grande caverne du monde. Pour ce livre bien plus que pour les précédents, je lutte avec moi-même, avec mes complexes d’infériorité, avec ma peur de moraliser, avec mes doutes et mon perfectionnisme gluant. Comme le dit joliment une amie, pour écrire sur la cabane et la simplicité volontaire, je dois « traire les pierres », et le goût du lait ne me plaît pas toujours.

 

Parce que les pages qui suivent me tiennent à cœur, je les voudrais resplendissantes, sages et inspirantes, comme un poème de Christian Bobin ou un discours du dalaï-lama. Ce sera juste moi. Énervée parfois, illuminée, ridicule, enjouée, émerveillée, désespérée. Ma petite voix, dans la grande caverne du monde. Je l’accepte petit à petit. La simplicité volontaire passe aussi par là : relâcher la tension inutile du toujours plus, toujours mieux, même quand il s’agit de sagesse ou de beauté. Surtout quand il s’agit de sagesse ou de beauté.

 

C’est donc de là que mon stylo part, de ce point exact où le tracé quitte la zone de confort et l’itinéraire maîtrisé pour bifurquer vers les bosquets. Attrapez-moi au passage, on va se la construire, cette cabane dans la montagne. Mais ne soyez pas dupes : en réalité, c’est elle qui nous construira…

 

 

La Renaissance d'un pinceau

Il a encore une mèche orange dans sa chevelure brune, et sur le bout du manche, une trace de vert profond qui se craquelle, traces de sa dernière envolée lyrique. C'était pour la naissance de Benjamin. Une peinture d'une cabane dans la haute montagne, et quelques lettres de bienvenue tracées à l'encre noire. Depuis, le pinceau trépigne d'impatience dans un sac en toile, à côté de ses couleurs adorées, suspendu au bord de la fenêtre. Devant lui s'étalent toutes les nuances de l'automne sur l'ubac, et il sait que bientôt il boira à nouveau l'eau de source et la peinture à l'eau, il glissera sur le papier épais et râpeux avec délice, il pointillera toutes ces feuilles mortes pour leur redonner une deuxième vie. 

 

Le problème de ce pinceau, c'est que c'est un nouveau bourgeois, et cela ne lui a pas valu que des amitiés dans le milieu du coloriage. Né en Chine de condition très modeste, immigré à son plus jeune âge, il avait du batailler dans le bas d'une étagère de supermarché à prix à prix cassés, rayon papeterie, et il avait vu passer des centaines de genoux avant de s'en sortir. Cela lui avait laissé le temps de nourrir une haine sans pareil à l'égard des gamins trop gâtés qui ne veulent que des pinceaux de marque, ceux qui sont à hauteur de leur nez. Sans même parler de son mépris pour lesdits nobles accessoires, emballés séparément, chacun valant le triple du prix de toute sa fratrie. 

 

Le jour où une main l'a saisi, il a senti tourner le vent. Une robe camaïeu de vert et bleu, une écharpe turquoise, un bijou saharien autour du cou, des boucles d'oreille à plumes bleues, un anneau d'argent dans le nez. Celle-là serait encore bien du genre à vouloir peindre elle-même, sans le refiler à des morveux qui lui écraseraient la tête sur le papier. Ça s'annonçait pas mal du tout. Puis elle a  embarqué une plaquette de gouaches, les plus légères et simples du rayon, quatorze couleurs rondes et sèches sur un plastique jaune. Pas complètement laide, cette plaquette, mais très banale, pas son genre. Quant à la fille qui les a choisis, visiblement ce n'était pas une grande artiste. L'enthousiasme est retombé sensiblement, un peu de réalisme s'imposait. 

 

Dans les heures qui ont suivi, il a donné le jour à une seule peinture, ridicule : quelques arabesques encadrant une phrase. Même pas une peinture digne de ce nom, en somme. C'est à peine s'il avait pu lécher les couleurs promises. Quelle déception. Suite à quoi, il se retrouva enfermé dans le tiroir d'un meuble de bureau, aux côtés d'une trousse de crayons de couleurs dépareillés datant de l'école primaire, d'une agrafeuse sans agrafes, et d'un vieux papier collant sénile. La plaquette de gouaches qui s'était offerte à lui avait été recelée sans doute dans un autre recoin. Inutile de dire que l'enthousiasme s'est vu instantanément réduit à néant. 

 

Durant sept longues années, le pinceau a du se coltiner les jérémiades de l'agrafeuse dépressive, les souvenirs de collages pour la fête des pères du ruban adhésif desséché, et les comparaisons de taille des pauvres malheureux crayons à moitié rongés. Les mines cassées lui faisaient pitié. Ce tiroir oublié, c'était la cour des miracles. À côté d'eux, il se sentait privilégié. Tout aussi abandonné, mais privilégié. Au moins, il était neuf, il avait encore tous ses poils, il avait fière allure, il avait une chance de pouvoir servir encore, un jour, peut-être. L'espoir diminuant avec les années, il a fini par se résigner. 

 

Quand le tiroir s'est rouvert, il n'y croyait plus. Il avait roulé dans un coin, déterminé à se laisser dépérir. Mais il a été choisi sans hésitation par des doigts qu'il connaissait déjà. Ensuite, tout s'est déroulé comme dans un film de série B. Fourré au fond d'un sac en tissu, il y a retrouvé la plaquette de gouache avec qui il avait fricoté pour sa seule aventure d'un soir. L'émotion lui en a dressé les poils. Elle n'avait pas changé. Ses couleurs étaient toujours aussi vives, aussi bien démarquées, ordonnées sur le plastique jaune, quatorze grands yeux ronds qui l'admiraient. Il s'est redressé, pour lui faire voir son plus beau profil. Le destin leur redonnait une chance. Collés serrés, ils se sont promis ce matin-là de ne plus se quitter. 

 

Au bout d'un voyage qui leur a semblé à la fois court et extrêmement exaltant après sept années de captivité, ils ont été déposés au grand air, et une nouvelle vie a commencé. Ici, il y avait toujours une bonne raison pour les doigts de saisir le pinceau et de le laisser caresser la peinture à l'eau. Un anniversaire, une carte pour remercier, un petit mot à laisser à un voisin. Tout était simple. La main les préférait toujours aux crayons de couleurs et aux feutres qui partageaient son étagère. Pas une fois elle n'a hésité. Le petit pinceau chinois en développa une certaine fierté, qui ne tarda pas à lui valoir quelques quolibets racistes dans son entourage. Sale niaque. Parvenu. Elle mérite mieux que toi, dégénéré de Chinois. Toutes ces insultes ne le touchaient pas. Il savait que, quoi qu'il dise, le feutre violet ne risquait pas de lui voler sa fiancée. Un jour, la main les a remis dans le sac en toile pour les emmener en bivouac. Quelle merveilleuse escapade romantique. 

 

Ils faisaient toujours semblant de ne pas remarquer que la fille peignait lamentablement, ils ne voulaient pas gâcher son bonheur, sachant que le leur en dépendait. Ils s'accommodaient donc de bonne grâce aux arbres ratés, aux perspectives tordues, aux traits épais et aux compositions disgracieuses. Finalement, elle les maniait avec beaucoup de douceur et de joie. De quelle plus belle Renaissance auraient pu rêver un pauvre pinceau chinois et une plaquette de gouache en plastique ?