La joie démurée

VOici un extrait du texte, à lire en intégrale dans la revue...

Le premier rayon de soleil venu de l'est se hisse jusqu'au sommet de la montagne de Chanteduc et s'élance vaillamment de l'autre côté. Tombe en piqué. Atterrit sur ma joue endormie. Rebondit sur ma paupière, et va se perdre dans les replis des couvertures. Vaguement dérangée, je me retourne mollement et me retrouve le nez dans une touffe d'herbe humide. Mh ! La rosée dans les narines finit de me ramener sur la terre ferme : c'est exactement là que je suis, couchée à même le sol, dans ma vaste demeure sans murs ni toits. La belle étoile qui m'a bercée a quitté ma chambre sur la pointe des pieds depuis un moment, l'azur a tout retapissé.


Et doucement, elle monte et perce les brumes du sommeil : cette conscience de la chance inouïe d'être en vie. De faire partie de cet Univers aux milles facettes. De pouvoir l'expérimenter de manière aussi crue, sans confort-anesthésiant, sans autre intermédiaire que ma peau nue, mes yeux écarquillés, mes oreilles repues de silence, mes narines finement titillées. Cette conscience-là imperceptiblement imprégnera chacun des gestes qui vont suivre. Comme la touche du chef, l'épice secrète qui relève toutes les autres saveurs de cette vie sauvage.


Alors, croyez-moi ou pas, je ne suis pas en train de participer à un stage aventure chèrement payé avec mes économies, ni à un week-end de développement personnel dans la nature, ni même à une émission de télé-réalité dans un pays exotique. Je suis simplement chez moi, sur le terrain que je partage avec mon ami Guillaume, dans les Hautes Alpes françaises. Un matin comme tous les matins. Un matin qui va nécessiter un petit feu pour faire chauffer le thé, et une plongée dans l'eau de source glacée qui me nettoiera des traces de la nuit. Danser un peu pour se sécher, boire brûlant le thé, tartiner de pâte d'amande les restes de pain. Méditer sous le pin majestueux. Pendre les couvertures pour les laisser s'aérer au vent. Puis, saisir les outils et poursuivre la construction de la petite cabane en contrebas, avec le bois de récup' et la terre argileuse grattée dans les ravins des ruisseaux aux alentours. Pour moi, ces habitudes se déguisent en rituels de communion avec les éléments. Vue immense sur les arbres de la vallée. Remercier. Bien sûr, remercier.


Remercier pour le courage qui m'a été insufflé, de quitter la ville et de courir les champs à la recherche de mon rêve de cabane. Remercier le Grand Tout pour les coïncidences merveilleuses (en sont-elles ?) provoquant la rencontre avec ce Guillaume poète des étoiles, à l'âme vagabonde et accueillante, qui m'a laissé poser mon sac à dos et ma boîte à outils à côté de son rond de pierres pendant quelques saisons. Car oui, le Grand Tout est comme ça, vous avez déjà remarqué ? Il vous sème les premiers cailloux blancs hors des chemins battus, et après, à vous d'oser… Et quand on perd de vue les balises, il s'agit de ne pas se dégonfler.


Six mois plus tard, la cabane. Cette petite chaumière d'une douzaine de mètres carrés, enrobée de terre-paille, avec ses cheveux de genêts. Cinq fenêtres, toutes de tailles différentes, comme autant de grands yeux ouverts sur les buis et les cyprès. Un abris à trolls, un refuge de lutins. Un repaire à créatures fantasques qui se prennent parfois les pieds dans leurs rêves et qui tissent des chapelets de rires en se jetant dans l'eau glacée de grand matin. L'épicentre de mon existence de ces derniers mois. Le nombril de cette vallée de la Méouge qui m'a attirée à lui envers et contre tout : les malveillances de l'extrême droite locale, la rupture amoureuse, les envies de voyage, l'absence d'humour belge, le manque de ma tribu. C'est là que je suis revenue à chaque fois. Dans ce petit champignon né des pins noirs, de la terre et du travail de nos mains et de nos cœurs. Dedans, deux chaises raccourcies, un poêle, quelques étagères biscornues, un canapé-lit fait maison dont je ne suis pas peu fière, une tablette ronde en bois attachée au pilier central, et des bougies. Parce qu'on n'échappe jamais complètement à son époque, Ikéa m'a fourni une petite lampe de bureau à énergie solaire qui rehausse agréablement les longues soirées d'automne. Fourni, pas gracieusement tout de même, non non, si le géant suédois coupeur de sapins sponsorisait les allumés qui ne veulent même pas de cuisine équipée chez eux, ça se saurait ! Mais quand même, cette petite bagatelle, cadeau de Noël de mon frère, me permet de dessiner et d'écrire sur mon super canapé. Alors gratitude.  

A suivre...