Le courage du Chébéli

On pourrait croire que la vie d'une rivière coule inexorablement de sa source à la mer, sans question ni tourment. Or, ce serait bien mal connaître les aléas de l'eau libre. Si le Chébéli pouvait parler, il vous raconterait son histoire, avec ses mots à lui, pour qu'elle inspire les rivières du monde entier, les rivières qui font leur lit en nous. Mais le Chébéli ne peut que chanter ses clapotis quand il roule ses remous sur les cailloux ronds ou pointus. Alors je serai sa voix, moi qui prête mon oreille emplumée au glouglou de ses confidences depuis la sortie de l'oeuf. Car, croyez-moi, la musique du cœur du Chébéli, quand elle s'épanche, inonde nos esprits d'une sagesse insoupçonnée. Elle mérite d'être traduite. Parole d'anhinga.


Cette histoire remonte à la nuit des temps, ou peut-être un peu après. Comment savoir ? En ce temps-là, l'eau couvait dans le grand ventre de la terre, prisonnière de ses entrailles encore brûlantes. Des rêves d'azur la tourmentaient dans l'immense nuit du début de sa vie, et l'empêchaient de se rendormir dans un coin de souterrain. Rassemblant assez de forces vives, l'eau creusa, poussa, creusa encore, et finit par percer la croûte terrestre en un point infime. Quelques gouttes passèrent. Lumière diffractée. Éblouissement de la naissance au jour. Un ruisseau était né et se creusait un lit, sur les hauts plateaux de l’Éthiopie. Était-ce le premier ? Personne ne le sut. Rebondissant d'un rocher à l'autre, offrant aux pelouses la fraîcheur espiègle de sa jeunesse, il se fit rapidement un nom dans la région. Chébéli, Chébéli. Aux sons de l'eau qui résonnaient entre vallées et sommets, on le reconnaissait. Chébéli. Chébéli. Impétueux et libertin, il s'acoquina avec les averses de passage et but à toutes les sources tentatrices.


En grandissant de quelques milliers d'années, il prit de la force et son corps se gonfla de désirs d'ailleurs. Les versants escarpés des monts Ahmar devinrent trop étroits pour lui. Il se lassa d'abreuver les caféiers et de sillonner les masses râpeuses de lave refroidie. Il aspirait aux larges flancs jaunes et ocres d'horizons inconnus, suaves comme des promesses de miel. Il sentait dans son âme l'appel d'un infini que sa raison peinait à concevoir. Ainsi, le jour vint où le fluide fougueux prit la route que lui avait proposée un canyon avisé. La salive de l'appétit se mêla aux larmes des adieux : il quittait sa montagne nourricière, et déjà, bruissait de la joie de l'aventure. Chébéli, Chébéli. Coule ta bohème dans les cascades escarpées. Chébéli, Chébéli. Délie tes lacets dans les gorges profondes des collines alanguies.


De plateaux en plateaux, de siècles en siècles, descendant les ravins comme la ligne du temps, la rivière impétueuse se fit fleuve docile, charriant la boue épaisse et les hippopotames bedonnants. Plus question de batifoler dans les bassins d'altitude ou de miauler sous la caresse des frondaisons sauvages. Avancer. Il fallait dorénavant avancer. Grossir, devenir important, et passer à travers tout. Perdant sa modestie en chemin, il s'enorgueillit de son flux de plus en plus puissant. Tous les affluents furent bons à prendre pour nourrir sa quête d'absolu : le fleuve avait soif d'eau salée. Des générations d'échassiers de ma lignée l'ont vu s'enfuir à toute vitesse vers le sud, l'iode excitant ses narines humides. C'est à peine s'il prenait encore le temps de recouvrir les berges des plaines pour les rendre fertiles.


Cependant, en poursuivant sa course folle vers le grand sud, Chébéli ne se doutait pas de ce qui l'attendait. En effet, sur la ligne du temps universel étaient apparues depuis peu de grosses fourmis brunes et potelées à deux pattes, avides et peu expérimentées. Vieilles de quelques milliers d'années, ces créatures se crurent plus intelligentes que le Monde. Elles se mirent à le tatouer de traits à l'équerre et à entrer dans ses failles les plus secrètes pour en extraire la substantifique moelle. Morcelée, violée, la Terre fit une allergie à l'encre de l'Homme. Elle se dessécha, et réagit par des éruptions de violence, qui contaminèrent comme une mauvaise fièvre les êtres humains. C'est juste à ce moment que le fleuve arriva à la ligne invisible qui délimitait les contours de la jeune Somalie. La frontière des hommes se tenait entre lui et son rêve d'océan. Qu'à cela ne tienne. « Ridicule, ce tatouage à la mode », pensa-t-il. Il en avait vu d'autres. Déterminé, il traversa d'un petit bond le trait arbitraire dessiné par ces fous. Mais qui était le plus fou ?


Car après quelques kilomètres de répit, il entrevit le côté le plus sombre de la folie. Attiré par les cris et les coups de feu, il entra dans Beledweyne comme on pénètre dans l'antre d'une bête menaçante qu'on sent gronder, la peur au ventre, le courage recroquevillé en chien de fusil on ne sait où dans un coin de la tête, pas moyen de mettre la main dessus. Pourtant, il n'avait pas le choix, c'était clair : avancer, ça passait par là. Il plongea dans l'horreur. Une première ville, déjà, dans la vie d'un fleuve, ce n'est pas rien. Mais celle-ci aurait presque pu le figer sur place. Malgré toute la force accumulée durant son voyage, il succomba lui aussi à l'épidémie, vomit des heures durant le sang des soldats mêlé à celui des enfants somalis, et faillit y laisser ses dernières gouttes. Rien n'aurait pu le préparer à tant de violence. Chébéli, Chébéli. Crache ta rouge colère sur les flancs honteux de ta promise. Chébéli, Chébéli. Ravale ton amère déception, mais ne t'étouffe pas avec elle. Il y en aura d'autres, des horizons.


Comme il s'extirpa in extremis de Beledweyne, le fleuve affaibli, de l'hémoglobine plein la bouche, se remit à la recherche de son rêve maritime. Titubant, assommé par la canicule, il aurait volontiers pris une petite douche de mousson, ou rincé ses lèvres sèches à une source limpide. C'était sans compter sur la rancune de la Terre africaine. Les hommes l'avaient dépecée, maquillée comme une prostituée pour mieux la vendre, mutilée de partout. Ils n'allaient pas s'en sortir vivants. La justice devient aveugle quand on lui a crevé les yeux. Les coups furent rendus sans distinction. La sécheresse frappa fort, la famine sortit ses griffes pour venger la terre. Déjà les silhouettes moribondes de squelettes au gros ventre s'amassaient par milliers sur les berges du fleuve amaigri. A l'heure où leur ombre se racrapotait, minuscule, sous le peu de chair qu'ils leur restait autour des os, ils tombaient comme des mouches. Façon de parler, car les mouches, elles, n'attendaient pas qu'ils ferment les yeux pour commencer le festin, et s'en portaient très bien.


Le cours d'eau coulait toujours, mais si ténu qu'il ne charriait plus guère d'espoir. Par dégoût, il avait évité Mogadiscio au dernier moment, et traînait ses rives poussiéreuses un peu plus au sud encore. Les cadavres lui pourrissaient les boyaux, et sa puissance d'antan avait été rongée par le sable sec, impitoyable. Ce n'était pas beau à voir, je peux vous l'assurer. Plus le cours d'eau s'enfonçait dans le désert somalien, hagard et désorienté, plus il était hanté par des images de momies déshydratées et d'oueds abandonnés. Que faire ? Retourner en arrière était impossible, il le savait. Avancer, toujours avancer. Mais devant, c'était la mort assurée.


C'est alors que le ruisseau entendit murmurer le vent. Imperceptiblement. Comme une caresse. « Je peux te porter par-delà de ce désert, et te déposer au-dessus de l'océan. Fais-moi confiance. ». Le ruisseau gaspilla encore quelques-unes de ses précieuses gouttes à pleurnicher : « C'est facile à dire pour toi, tu peux voler. Mais je suis trop lourd, je suis un fleuve, et les fleuves ne volent pas, ce n'est pas dans leur nature. Je vais mourir, il n'y a pas d'issue... ». Un sourire traversa le vent comme si un foulard rouge y tourbillonnait. « Tu ne connais pas ta nature profonde. Le seul moyen de sortir de cette situation est de te transformer. Fais-toi confiance. Envole-toi. Tu peux le faire. ». Les anhingas qui assistaient à la conversation se mirent à frapper du bec à la surface de l'eau. Chébéli, Chébéli. La mutation ou la mort, choisis, laisse choir ta peau de chagrin et allège ta vie. Chébéli, Chébéli. Distille ta peur, deviens ivre et évapore-toi comme un soupir d'aise dans la fournaise.


A travers toute l'Afrique de l'Est, on en parle encore aujourd'hui. De cet instant merveilleux où le ruisseau a compris. Celui où il lâcha les derniers grains de sable auxquels il se raccrochait. Celui où il se métamorphosa en vapeur pour dessiner un arc-en-ciel sur les charognes desséchées. L'instant où le cours d'eau retrouva sa nature profonde par-delà son angoisse et son désespoir. Alors, des milliers d'atomes en suspension dans les airs dansèrent leur hymne à la vie, avant de se laisser porter par le vent et de pleuvoir des sanglots de gratitude dans l'Océan indien. Pensez-y quand vous vous baignerez dans l'océan, souvenez-vous du courage du Chébéli, devenu infini, qui vous mouille la peau...